
L’anglais a une expression, « floraison tardive » (littéralement : « floraison tardive »), pour désigner les artistes dont le talent ne se révèle pas dans la prime jeunesse. Sigrid Nunez est l’une d’eux : née à New York en 1951, elle a toujours écrit mais n’a publié son premier texte, Une plume sur le souffle de Dieu (“une plume sur le souffle de Dieu”, non traduit), qu’en 1995. Elle a obtenu la large reconnaissance qu’elle méritait – comme le sait les lecteurs français des romans Pour Rouenna (Flammarion, 2002) ou Et nos yeux doivent accueillir l’aurore (Rue Fromentin, 2014), ainsi que du récit Semper Susan (13e Note, 2012) – avec son huitième livre, L’ami (Stock, 2019), récompensé par le National Book Award en 2018. Une merveilleuse d’intelligence, d’humour, de profondeur et de sensibilité autour d’un deuil symbolisé par un chien encombrant.
Dans Quel est donc ton tourment ?, une amie souffrante d’un cancer en phase terminale demande à la narratrice de l’accompagner dans ses dernières semaines. Pas moins vif et poignant que L’ami, il en offre une sorte de suite, travaillée par des thèmes proches, manifestant une même originalité tranquille dans le récit et la construction. L’occasion d’une conversation transatlantique avec l’affable New-Yorkaise, courts cheveux gris et larges lunettes rouges, sur ses tropismes, son parcours et ses méthodes d’écriture.
Liberté
Ce qui frappe immédiatement à la lecture de Quel est donc ton tourment ? est la liberté narrative qui s’y déploie. Tout y semble à la fois souple et évident, les histoires s’enchaînent, les digressions s’intègrent avec naturel. Sigrid Nunez pratique une écriture qu’on pourrait qualifier d’ouverte, sans plan préétabli ni intrigue arrêtée à l’avance. Une phrase en amène une autre. A l’origine de Quel est donc ton tourment ?il ya eu celle-ci, apparue lors d’une promenade en forêt : « Je suis allée écouter un homme qui produit une conférence. » Cet incipit entraînait une foule de questions : qui est ce « je » ? Et le conférencier ? De quoi va-t-il parler ? Où aura lieu la causerie ? Au moment de répondre à cette dernière interrogation, l’autrice a pensé qu’elle pourrait se dérouler dans une ville autre que celle où vit d’ordinaire la narratrice. Mais alors, qu’est-ce qui aurait amené celle-ci ? « Elle aurait pu aller voir une amie hospitalisée. » Ainsi l’autrice avance-t-elle « très, très lentement ».
« Je ne peux pas procéder autrement que comme ça, une phrase après l’autre, en reprenant sans arrêt. Je sais que certains auteurs ont besoin d’écrire tout un premier jet où ils déroulent leur histoire jusqu’au bout et reviennent ensuite sur l’ensemble. Moi, je trouverais démoralisant d’accumuler trop de pages de mauvaise prose… » A mesure qu’elle progresse, elle prend en note les idées qui peuvent lui venir pour la suite, mais tâche de ne rien figurer, de garder la possibilité de changer à tout moment, d’intégrer une réflexion sur telle lecture récente…
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